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L'arsenal poétique

6 décembre 2007

Esclave

   ‘Esclave, viens ici, viens !’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Vite, avance mon char, harnache mes chevaux. Je vais au palais !’
‘Allez vite au palais, maître. Allez au palais.
Le roi vous-recevra, fera bonne figure.’
‘Non, esclave. Je ne m’en vais pas au palais !’
‘N’y allez pas, maître. N’allez pas au palais.
Le roi vous enverrait dans une expédition lointaine,
sur une route inconnue, par la montagne hostile
par les jours, par les nuits, souffrir fatigue et peine.’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Va chercher l’eau, verse-la sur mes mains : je vais souper.’
‘Soupez maître, soupez. Les repas abondants réjouissent le cœur de l’homme ;
son souper est celui de son dieu. Les mains lavées attirent l’œil de Shamash.’
‘Non, esclave. Je ne souperai pas. Boire, la soif ; manger, la faim,
jamais ne laissent en paix, et vont toujours de pair.’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Vite, avance mon char, harnache mes chevaux. Je vais à la campagne.’
‘Allez-y maître, allez-y. Le flâneur insouciant
toujours en a son soûl, le chien errant trouve toujours
l’os, l’hirondelle migrante excelle à faire son nid,
l’âne sauvage trouve l’herbe au désert le plus sec.
‘Non, esclave. Je n’irai pas dans la campagne’
‘N’y allez pas maître. Ne vous fatiguez pas.
Le sort du voyageur est toujours hasardeux.
Le chien perdu perd ses dents, le nid de l’hirondelle
errante est bouché par du plâtre.
L’âne couche à la dure sur la terre nue’.

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘J’aimerais fonder une famille, engendrer des enfants.’
‘Bien pensé, maître, bien pensé. Fondez une famille, maître, fondez donc.
Les enfants engendrés assurent un nom répété en prières posthumes.’
‘Non, esclave. Je ne fonderai pas de famille, n’aurai point d’enfants !’
‘N’en fondez pas, maître, n’en ayez point.
La famille est une porte brisée, ses gonds grincent.
Un tiers seul des enfants en est sain ; deux tiers toujours souffrants.’
‘Fonderai-je donc une famille ?’ ‘Ne fondez point, maître,
la famille peut ruiner la demeure ancestrale’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Je vais céder à mon ennemi ;
au tribunal je serai silencieux devant mes détracteurs.’
‘Très bien, maître, très bien. Cédez aux ennemis ;
restez silencieux devant vos détracteurs.’
‘Non, esclave ! Je ne resterai coi devant mes détracteurs.’
‘Ne cédez point, maître, ne restez coi devant vos détracteurs,
si même vous n’ouvriez la bouche,
vos ennemis seraient pour vous sans pitié, cruels, nombreux. ’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘ J’ai envie d’aller faire un peu de mal. Eh ?’
‘Faites-donc, maître. N’hésitez pas, faites donc le mal.
Car autrement comment remplir son ventre ?
Comment sans faire le mal se vêtir chaudement ?’
‘Esclave, non. Je ne ferai de mal à personne !
On crève les yeux des malfaisants, on les écorche
vifs, on les jette aux cachots, on les tue’
   

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Je vais tomber amoureux d’une femme.’ ‘Aimez, maître, Aimez !
car aimer une femme, c’est oublier chagrins
et peines.’ ‘Non, esclave, je n’aimerai pas de femme !’
‘N’aimez point, maître, n’aimez point. La femme est
un traquenard, un piège, un puits sombre, une lame
acérée tranchant gorge dans l’ombre.’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Vite, va chercher l’eau, lave mes mains, je vais faire offrande à dieu.’
‘Faites offrande, maître, faites offrande :
qui fait offrande à dieu remplit son cœur de bien,
il se sent généreux, et sa bourse est ouverte.’
‘Non, esclave. Je ne ferai point d’offrande !’
‘A juste titre, maître ! Fait-t-on à dieu comme avec son petit chien :
tout le temps, cérémonies, dressage, offrandes.

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Je vais placer à intérêt, je vais prêter à intérêt.’
‘Oui maître, oui : placez à intérêt, prêtez à intérêt,
qui fait ainsi assure le sien. Son profit ce faisant est immense.’
‘Non, esclave, je ne prêterai pas, ni ne placerai !’
‘Ne placez pas, maître, ne prêtez pas.
Prêter, c’est aimer une femme ; emprunter, c’est saluer des goujats.
Les gens maudissent toujours la main qui les nourrit ;
ils vous tiendraient rancune, et voudraient vous ruiner.’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Je vais faire du bien à mon peuple !’
‘Très bien, maître, très bien. Allez-y !
Le bien au peuple inscrit au sceau d’or de Mardouk.’
‘Non, esclave. Je ne ferai pas de bien à mon peuple.’
‘N’en faites pas, maître. Pas la peine. Levez-vous,
et marchez parmi ces vieilles ruines,
voyez les crânes des gens simples et des nobles :
lequel était méchant, lequel un bienfaiteur ?’

‘Esclave, viens ici. Viens !’ ‘Oui maître. Oui ?’
‘Et si tout est ainsi, où donc trouver le bien ?’
‘Vous voir le cou rompu, maître, d’avoir le cou rompu,
d’être jeté au fleuve : voilà où est le bien !
Qui peut toucher des mains au firmament ?
Qui, embrasser les plaines et les monts ?’
‘Ainsi je dois te tuer, esclave, meurs avant moi’.
‘Mon maître pense-t-il vivre trois jours sans moi ?’

Version du Suméro-babylonien
11ème siècle avant notre ère.

10___Esclave 

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6 décembre 2007

Chanson

    Chanson

J’aimerais que vous soyez ici, ma chérie
j’aimerais que vous soyez ici.
J’aimerais vous voir assise ici, sur ce canapé ci,
moi à côté de vous, aussi.
Le mouchoir pourrait être à vous,
la larme à moi peut-être, glissant de la joue
vers le menton. Ce pourrait être, bien sûr,
de vous à moi, l’inverse.

J’aimerais que vous soyez ici, ma chérie
j’aimerais que vous soyez ici.
J’aimerais qu’en voiture vous soyez
avec moi, vos doigts sur le levier
de vitesse, partis en voyage
vers d’autres rivages,
ou déjà retournée
là où hier vous étiez.

J’aimerais que vous soyez ici, ma chérie
j’aimerais que vous soyez ici.
J’aimerais tout ignorer de l’astronomie,
l’heure où l’étoile s’allume
au ciel, et quand la lune
tire les marées qui poussent un soupir
dans leur sommeil à la renverse.
J’aimerais avoir encore un Euro
pour composer votre numéro.

J’aimerais que vous soyez ici ma chère,
dans cet hémisphère-
là, où assis sur la pierre
du porche, je sirote une bière.
Le soir est tombé, le soleil se couche ;
on entend les garçons, les mouettes, crier.
A quoi peut-il bien servir d’oublier,
puisque la mort vient tout effacer ?

        1989

6 décembre 2007

Noël de loi martiale

  Noël de loi martiale
     Pour Wiktor Woroszylski et Andrzej Drawicz

Noël qui passait
trempait ces bannières.
Amis polonais
jetés dans les fers ;
zéros qui s’abattent,
qu’un bilan ravage.
- discipline, les maths ?
- moins que l’esclavage !

Nations apprennent
comme garnements ;
le tyran promène,
menotte, en bavant.
Sur chacun un signe,
un plus par moins passe,
la police aligne,
soustrait une classe.

D’un sourcil têtu
le sang coule à terre
sur neige venue.
Atterrés, les astres,
en révolution,
du globe et ses pores
scrutent les prisons,
cellules, et les morts.

Famine. Jours blêmes.
Procès éhontés
distribuant les peines
au peuple accablé
pas tant sous les tanks
ou les mitraillettes ;
plutôt par ces banques
où vont nos recettes.

Plus légère encore,
pensée tienne ou mienne,
sommeille la mort
au fond de la mine.
Plus lourd qu’un loyer
le poing qui s’apprête
- vois, photographié -
à courber les têtes.

Le discours est vain
mais mieux qu’une larme
sait atteindre au loin,
frontière en alarme,
les cœurs qui s’écœurent
d’amis polonais.
D’un procès vient l’heure,
Noël qui passait.

   1981

6 décembre 2007

Café Trieste

Café Trieste : San Francisco
                                               To L. G.

A cet angle de Grant et Vallejo
je suis retourné comme un écho
aux lèvres qui préféraient plutôt,
alors, un baiser à un mot.

Ici rien n’a changé.
Ni le temps, ni le mobilier.
En l’absence de quelqu’un, les choses
tache à tache, se stabilisent.

J’ai froid. A travers les baies vitrées fumées
je regarde les folles gesticuler,
les brèmes musculées
dans l’aquarium qu’elles ont réchauffé.

S’écoulant vers sa source, une rivière
devient larme, et la réalité
devient mémoire, qui s’affaire,
du bout des doigts, à pincer

juste la queue du lézard
qui s’évanouit dans le désert
brûlant du désir de fixer
là, un voyageur face au sphinx.

Votre crinière d’or ! votre énigme !
Jupe lilas sur vos hanches fragiles !
L’oreille absolue qui entend « chère »
quand on prononce « lire ».

Sous quelle pâleur nuageuse
palpite aujourd’hui le tricolore
de votre avenir, passé et présent,
sur sa hampe qui tressaille ?

Sur quelles eaux entoilées
dérivez vous bravement
vers de nouveaux rivages, égrenant
vos chapelets aux dénuements barbares ?

Pourtant, si les péchés sont remis
un jour, et si les âmes font la paix
avec la chair, ailleurs, ce coin
aussi il faut en profiter

comme du boudoir charmant d’une vie
future, où, dans le fumier trouble
les saints et les autres s’arrêtent un peu
là où j’étais arrivé cinq minutes avant eux.
                   
                          1980

6 décembre 2007

Une Saison

Une Saison

L’heure du faucon dénombrant la volaille, de la brume
sur les meules de foin, de la monnaie qui brûle
la peau au fond des poches ; des rivières du nord aux clapotis gelés
aux embouchures lointaines, se souvenant de leurs sources et de leur sud oublié
des dieux, pour se réchauffer un moment. L’heure où l’aurore amène
le jour, son déclin ; l’imperméable qui pend, les bottes gorgées de pluie et les maux
d’estomac causé par le navet de jachère
bouilli ; du vent qui déchire les bannières
des guerriers craignant ces tertres gazonnés. La saison des kremlins
de cartes à jouer ; les jours se ressemblent dans leurs façons de ‘où ’ et de ‘quand’ ;
et les doigts effrontés du feu d’arracher cette écorce en tremblant,
d’aller en tâtonnant derrière un linge de corps humide. Plus loin.

       (1980 ?)

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6 décembre 2007

L’Air du mur de Berlin deuxième variante

  L’Air du mur de Berlin

Vois ici la maison bombar-
     dée par Jack. Fin du dollar.
L’endroit où Hans se fait buter.
     Le mur aussi qu’Ivan bâtit.

Le mur aussi qu’Ivan bâtit.
     L’âme coupable, il l’a construit
en ciment gris plutôt modeste,
     mines anti-personnel discrètes.

Ce mur ennuie et terrifie.
     De ce barbelé court le fil
en zigzags, comme un bas filé ;
     voltage fort pour le sécher.

La couleur locale des drapeaux
     noir, jaune et rouge, t’accueille. Marteaux
et compas, proclament l’unique
     percée d’un rêve maçonnique.

Les gardes frontières, sans un geste,
     dans leurs jumelles, observent l’est
puis l’ouest. Ils regardent les rues :
     ici les juifs ont disparu.

Ceux qu’on regarde, et sait présents,
     tenus par le sens de l’argent,
ou par l’influence marxiste,
     il ne faut qu’ensemble ils existent.

Viens voir ce mur si tu es mal
     chez toi. Vide intersidéral ;
là, la vie ne peut exister,
     là, les corps seulement chuter.

Vois ce déni de paix ou guerre,
     pétrifié, là bas, ici, ser-
pentant entre les deux secteurs
     du miroir brisé du malheur.

Le jour est triste, et dans la nuit
     les projecteurs suivent l’ennui :
si l’on entend hurler la mort,
     ce n’est pas dans les cauchemars.

Rêve impossible; ensanglanté
     du sang de qui, piaule quittée,
divaguait. Sa tête rêveuse
     s’emplit de balles de mitrailleuse.

Le sang. Et seul le temps qui passe
     défie, dans les deux sens, l’espace.
Ici le temps marche et recule,
     sans que l’on tire sur les pendules.

Cet endroit verra bien des lunes,
     amants affairés dans la plume.
Riches demandant ce qu’ils veulent,
     pauvres demandant ce qu’ils peuvent.

Vois ce mur qui tous les enterre ;
     Rome ou Chine, dont les molaires
usées envient les crocs qui luisent
    du sang de lui, qui agonise.

L’oiseau peut chanter meilleur air ;
    que tu sois, ou non, adversaire
de l’avortement, viens donc voir
    un peu ce mur de près. Viens voir.
                           

6 décembre 2007

L'air du mur de Berlin première variante

   L’Air du mur de Berlin

Vois la maison que Jack a démolie,
     vois, là, le point où le dollar finit,
viens voir l’endroit où Hans se fait buter.
     Viens voir aussi le mur qu’Ivan bâtit.

Viens voir aussi le mur qu’Ivan bâtit.
     Mais se sentant coupable, il l’a construit
dans un ciment gris sale, plutôt modeste :
     les mines anti-personnel sont discrètes.

Ce mur, (a), ennuie, et (b), terrifie.
     La maille effilée du rideau de fer
file en zigzags comme bas de grand-mère,
     voltage fort pour sécher ses affaires.

La couleur locale, plus loin, des drapeaux
     noir, jaune et rouge, t’accueille. Là, les marteaux
et compas – clament la percée unique,
     d’un véritable rêve maçonnique.

Miradors. Dans leurs jumelles, sans un geste,
     les gardes observent l’Ouest, observent l’Est ;
ils regardent, des deux côtés, les rues,
     dont, comme on sait, les juifs ont disparu.

Ceux qu’on regarde, et ceux qu’on sait présent,
     qu’ils soient tenus par le sens de l’argent,
ou par la forte influence marxiste,
     on ne veut pas qu’ensemble ils existent.

Viens voir ce mur si chez toi tu es mal,
     viens donc voir le vide intersidéral,
là où la vie ne peut pas exister,
     là où les corps ne peuvent que chuter.

Viens toucher ce déni de paix et guerre,
     pétrifié : ou ceci/ou cela, ser-
pentant entre les secteurs dépourvus
     de tout refuge, comme ton miroir fendu.

Le jour est triste ici. Et dans la nuit
     les projecteurs illuminent l’ennui,
s’assurant que si l’on hurle à la mort
     ça n’est pas seulement en cauchemar.

Rêves absents ; disons, ensanglantés :
     sang d’un semblable, qui, piaule quittée,
erre à sa guise, et sa tête rêveuse,
     on la remplit de balles de mitrailleuse.

Ce sang est là. Et seul le temps qui passe
     peut défier, dans les deux sens, l’espace
pas à pas. Le temps avance et recule.
     On ne tire pas, là, sur les pendules.

Cet endroit verra passer bien des lunes,
     les amoureux affairés dans la plume,
les riches se demandant ce qu’ils veulent,
     les pauvres se demandant ce qu’ils peuvent.

Viens donc voir ce mur qui tous les enterre ;
     de Rome ou bien de Chine, dont les molaires
usées envient ces jolis crocs d’acier
    luisant du sang de ton prochain. Tué.

Gazouillera ailleurs un meilleur air.
    Que de l’I.V.G. tu sois l’adversaire,
et du charlatan l’âme soit bien noire,
    viens voir un peu ce mur de près ; viens voir.

6 décembre 2007

L’Air du mur de Berlin

   L’Air du mur de Berlin
     pour Peter Viereck

Vois ici la maison que Jack a démolie,
       vois, là, l’endroit précis où le dollar finit,
viens voir ici l’endroit où Hans se fait buter.
       Et viens donc voir, aussi, le mur qu’Ivan bâtit.

Et viens donc voir aussi le mur qu’Ivan bâtit.
       Mais se sentant un peu coupable, il l’a construit
dans un ciment gris sale, à l’air plutôt modeste :
       les mines anti personnel aussi, sont discrètes

Ce mur va, (a), t’ennuyer, (b), te terrifier.
       La maille effilée du fil de fer barbelé
file en zigzags comme les bas de ta grand-mère,
       le voltage un peu fort pour sécher ses affaires.

Mur passé, la couleur locale d’un drapeau
       noir, jaune et rouge, t’accueille. Là, les symboles – marteau
et compas – clament au vent la percée unique,
       ici, d’un véritable rêve maçonnique.

Des miradors, dans leurs jumelles, et sans un geste,
       les gardes-frontières observent l’Ouest, et puis l’Est ;
ils aiment regarder des deux côtés les rues,
       dont, comme on le sait bien, les juifs ont disparu.

Ceux qu’on regarde ici, et ceux qu’on sait présents,
       qu’ils soient tenus en laisse par le sens de l’argent,
ou par une plus nette influence marxiste,
       ce mur a interdit qu’ensemble ils existent.

Viens voir ici ce mur si chez toi tu es mal,
       viens donc voir ici le vide intersidéral,
là où jamais la vie ne pourra exister,
       là, enfin, où les corps ne peuvent que chuter.

Viens donc toucher ce déni de paix ou de guerre,
       version pétrifiée : ou ceci/ou cela, ser-
pentant entre différents secteurs dépourvus
       d’abris, comme ton miroir, brisé et fendu.

Le jour est triste ici. Et dans la nuit qui suit
       les projecteurs poursuivent, illuminent l’ennui,
s’assurant que si l’on entend hurler la mort,
       ça n’est pas seulement du fond d’un cauchemar.

Mauvais rêves absents ; disons, ensanglantés
       du sang de quelqu’un comme toi, qui, piaule quittée,
veut errer à sa guise. Dans sa tête rêveuse
       on introduit alors des balles de mitrailleuse.

Ce sang on l’a bien vu. Et seul le temps qui passe
       peut espérer défier, dans les deux sens, l’espace
à pied. Pas à pas, le temps avance et recule.
       Jamais on n’a tiré, ici, sur les pendules.

C’est pourquoi cet endroit verra passer les lunes,
       les couples amoureux affairés dans la plume,
ce, pendant que les riches se demandent ce qu’ils veulent,
       que les célibataires se gavent de mille-feuille.

Viens donc admirer ce mur qui tous les enterre ;
       de Rome ou bien  de Chine dont les fausses molaires
déchaussées envient ces crocs d’acier qui reluisent
       du sang jailli de ton prochain, qui agonise.

L’oiseau peut gazouiller ailleurs un meilleur air.
       Mais, que de l’I.V.G. tu sois une adversaire,
et de la faiseuse d’ange trouves l’âme trop noire,
       viens donc un peu par ici voir ce mur ; viens voir.
                                                             
                                                           1980

5 décembre 2007

Sur la mort de Joukov

Sur la mort de Joukov

Petits-fils immobiles, au garde-à-vous, figés,
cheval sans cavalier, artillerie, cercueil ;
le vent ne porte ici l’écho pleurant des cuivres,
de ces glorieux clairons russes des temps de guerre.
Les signes de la gloire recouvrant sa dépouille,
l’ardent Joukov arrive à la maison des morts.

Les murs des capitales s’abattaient devant lui ;
l’épée de l’ennemi était certes meilleure,
mais d’habiles manœuvres sur la Volga, les steppes,
l’élevèrent au rang d’Hannibal. Ses derniers jours,
pourtant, le trouvèrent en disgrâce, écarté, seul,
et tel un Pompée, un Bélisaire, oublié.

Combien, du sang noir des soldats, a t-il versé
sur la terre étrangère ? Pensait-il à ses hommes,
tandis qu’il s’éteignait dans les draps blancs civils ?
Etaient-ils dressés devant lui ? L’absolu s’ouvre.
Et que pourra-t-il bien leur dire en abordant
enfin aux confins infernaux ? – Je faisais la guerre.

Ton bras droit, Joukov, fut engagé dans une
noble cause. Tu ne batailleras plus. Repose.
Une page est gardée dans notre histoire russe
pour les exploits de ceux qui, pourtant courageux,
parcouraient triomphants les cités ennemies,
mais retournaient chez eux en tremblant de terreur.

Maréchal ! L’eau de l’Oubli engloutira ces mots
avec tes lourdes bottes de soldat. Reçois
en tribut ce timide murmure, adressé,
et à voix haute ici, à toi qui as sauvé
notre patrie en guerre. Et vous, tambours, battez !
Flûte au chant de bouvreuil, déchire enfin l’azur.

                                Juin 1974,  Londres
                                                            

5 décembre 2007

Si

                            N.d.T.

En poésie, c’est toujours la guerre. La paix et les trêves    
n’arrivent qu’aux époques d’idiotie sociale.
            
                                       O. Mandelstam. Sur la poésie.

 

Les poèmes dont j’offre ici les traductions ont été, soit composés par Joseph Brodsky en anglais ou en russe, soit traduits par lui en anglais du russe ou du polonais. L’un encore a été composé en anglais à partir de l’akkadien pratiqué à Babylone au 11ème siècle avant notre ère. Ces poèmes sont datés d’entre 1974, deux ans après le début de l’exil de Brodsky, et 1995, année qui précéda sa mort, le 28 janvier 1996. L’Air du mur de Berlin ; Une saison ; Café Trieste : San Francisco ; Noël de loi martiale ; Chanson ; Esclave, viens ici, viens ; Blues ; Air de Bosnie ; En conférence ; Saint Valentin, et deux poèmes adaptés ici pour les enfants, ont été composés en anglais par Brodsky. A la mémoire de Clifford Brown ; MCMXCIV ; MCMXCV, ont été composés en russe et traduits en anglais par Brodsky. Après nous et Cappadoce ont été composés en russe par Brodsky et traduits en anglais respectivement par Jonathan Aaron et Paul Graves, avec l’aide du poète. Esclave, viens ici, viens a été composé à partir de traductions de l’akkado-babylonien de W.G. Lambert et J.B. Pritchard. Les deux poèmes de Marina Tsvétaïéva ont été traduits d’après Brodsky, comme ceux de Wislawa Szymborska, elle aussi lauréat du Nobel, et de Zbigniew Herbert. Sur la mort de Joukov, composé en russe, et inspiré par Le Bouvreuil de Gabriel Derjavine composé en 1800 pour la mort du maréchal Souvorov, est rendu à l’aide de la traduction anglaise de Georges Kline. Ces poèmes et ces traductions ont été publiés dans les Collected Poems in English édités par Ann Kjellberg, à New York. La plupart de ces poèmes sont aussi publiés dans l’édition russe du Fonds Pouchkine, à Saint-Pétersbourg.

  Le principe des traductions françaises présentées dans ce recueil est simple : fidélité au poème original. En anglais Brodsky composait de ses poèmes dans une métrique française : un pied par syllabe, comme dans les chansons. Et par exemple les pentamètres et les rimes croisées d’A Martial Law Carol ont été rendus en français par des pentamètres et des rimes croisées, au long d’un effort, soit dit en passant, de dix-huit années. Les poèmes composés en anglais et en russe, sont traduits en restant à l’intérieur des variations des traductions de Brodsky, et des traducteurs qu’il assistait. La poétique affirmée ici est celle exposée par Rimbaud dans sa lettre à Izambard de mai 1871 ; les modèles, Catherine Pozzi et Armand Robin. Il n’est pas indifférent que la traduction anglaise de MCMXCIV se conclue par ‘In this white captivity’. Brodsky, qui avait cité Adorno dans son discours du Nobel, évoque aussi Benjamin dans The Berlin Wall Tune. L’Ecole de Francfort renvoie entre autres à Marx, et si la pensée française, et notamment universitaire, passée en quarante ans, sur la musique du charabia lacanien, du stalinisme althusséro-structuraliste au nihilisme heideggerien, s’en offusque, c’est tant mieux ; si la bigoterie néo-féministe s’étrangle devant Saint Valentin, c’est parfait. Ce qui est scandaleux quant au fond doit être aussi formellement inacceptable.

  Si, comme l’écrivait Joseph Brodsky, traduire un poète c’est suivre les traces d’un géant dans la neige en mettant ses pas dans les siens, que dire de qui traduit en français Marina Tsvétaïéva, en suivant ce même Brodsky ? Sinon que le traducteur n’a aucun droit et que ses devoirs sont en conséquence illimités ; sinon qu’ici, enfin, il s’efface.

                                                                                                                                                            

               Automne 2007

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